Quel état des lieux peut-on dresser sur l’actuelle désinformation ? Quel est le risque démocratique des « fake-news » et des théories du complot ? Comment lutter contre cette désinformation ? Telles sont les questions qui seront abordées au cours d’une table-ronde organisée par Les Autres Possibles le 14 avril prochain dans les locaux de Ouest Médialab. Parmi les 3 invités (1) : Julien Giry, Docteur en Sciences Politique à l’Université de Tours, auteur du livre « Les fake news comme concept de sciences sociales. Essai de cadrage à partir de quelques notions connexes : rumeurs, théories du complot, propagande et désinformation ». L’occasion pour le CPNA de lui poser trois questions…
Qui produit les fake news et pour quelles raisons ?
D’une manière générale, les fake news sont produites délibérément par des entrepreneurs de cause ou de morale identifiés afin d’engendrer des effets ou des retombées politiques et/ou économiques qui leurs sont favorables et/ou qui sont défavorables à leurs ennemis, adversaires, opposants ou concurrents.
Citons, par exemple, le cas de Paul Horner, décédé en 2017 qui se targuait en 2016 d’avoir « fait » l’élection de Trump qu’il affirmait pourtant détester. Il qualifiait même les supporters du Président américain « d’abrutis [qui] relayent tout et croient tout sans rien vérifier ».
Pour Horner, diffuser sciemment sur les réseaux socio-numériques des énoncés fallacieux tels que « Obama est un islamiste radical gay » ou « les manifestants anti-Trump dans ses meetings sont payés 3 500 dollars » était purement et simplement une activée lucrative.
Quel est l’impact concret de ces fake news par exemple dans la crise sanitaire ou sur l’élection présidentielle ?
Il est très difficile de trancher cette question car il convient de rappeler en premier lieu que la désinformation et les fake news, bien que visibles et circulant rapidement, constituent une part infime de l’ensemble des informations en circulation dans l’espace public, y compris l’espace numérique.
En 2017, d’abord, des chercheurs de l’Université de Stanford ont montré que les fake news ayant circulé lors de l’élection présidentielle américaine de 2016 n’ont, d’une part, touché qu’une faible part de l’électorat et que, d’autre part, elles n’ont pas joué de rôle décisif dans le résultat.
A l’inverse, l’usage de la messagerie cryptée WhatsApp par la diffusion de fake news parfois contradictoires mais fabriquées sur mesure pour certaines franges de l’électorat brésilien a, semble-t-il, favorisé l’élection de Bolsonaro. Cependant, affirmer que ce sont les fake news qui « ont fait » l’élection de Bolsonaro serait un grave raccourci qui ferait fi du contexte brésilien et des nombreux autres facteurs ayant mené le candidat d’extrême droite au pouvoir.
Quant au contexte sanitaire actuel même si la désinformation sur les vaccins par exemple est très vive sur les réseaux sociaux, il n’en demeure pas moins qu’elle est finalement produite par relativement peu d’auteurs et ne concerne qu’une frange infime des informations circulant sur la vaccination.
Surtout, à suivre les différentes vagues de l’enquête CoviPrev/Santé Publique France en cours depuis novembre 2020, on constate, à mesure que l’information sur les vaccins et la vaccination elle-même progressent, une forte tendance à la diminution du refus de se faire vacciner et, corrélativement, une hausse de l’intention vaccinale.
Ces données récoltées sur base déclarative sont confirmées par les chiffres fournis par le Ministère de la santé puisque le taux de vaccination à une dose atteint actuellement près de 94% de la population française de 12 ans et plus. De ce point de vue, bien que la vigilance soit de mise, il faut mesure garder quant à la gravité de l’impact des fake news sur nos sociétés. Il ne faudrait donc pas céder à forme de « panique morale » qui consisterait à penser que nos concitoyens seraient submergés par une vague d’irrationalité ou de crédulité.
Les réseaux sociaux ont-ils une part de responsabilité ? Si oui, comment les obliger à réguler ces fake news ?
De nos jours, les fake news circulent essentiellement sur les plateformes numériques mais les phénomènes de désinformation sont bien entendu aussi anciens que l’information elle-même. Incriminer les réseaux sociaux et leurs algorithmes est une solution de facilité qui ne correspond pas à la réalité. Ceci permet de réaffirmer à peu de frais l’idée qu’il existerait de bons médias, la presse écrite, la radio et la télévision d’un côté et, de l’autre, les mauvais médiaux sociaux sur le web. Or, rien n’est moins faux que cette vision manichéenne.
Si on en vient aux réseaux socio-numériques, encore une fois la part de désinformation qui y circule est portion congrue quantitativement, mais ces réseaux ont permis une plus grande visibilité et publicité à des théories qui restaient jusqu’alors reléguées à des cercles plus confidentiels et difficiles d’accès. Internet apparaît de ce point de vue comme une chambre d’écho pour les fake news.
Ensuite, il est indéniable que les bulles de filtres ont un impact. Mais ce n’est pas l’algorithme qui est le problème en soi, il n’a pas été créé pour nourrir le complotisme, c’est la désinformation qui « se sert » de l’algorithme. On ne va pas se voir proposer demain des dizaines de vidéos complotistes ou diffusant de fake news si on n’a pas fait d’abord la démarche préalable de consulter une ou plusieurs vidéos sur ce thème.
C’est là qu’il faut aussi se forcer à « casser » l’algorithme, et cela peut passer par différentes méthodes au moins au niveau individuel : on peut utiliser des logiciels qui empêchent le tracking sur son ordinateur par exemple ou faire l’effort d’aller consulter différents types de sites et de contenus.
Enfin, quant à la question de la régulation, il convient de rappeler que les principales plateformes sont des entreprises privées régies, d’une part, par le droit américain qui garantit une liberté d’expression très large et, d’autre part, par des règles d’usages qu’elles ont elles-mêmes édictées.
Ajoutons à cela que certaines d’entre elles sont plus puissantes que les Etats eux-mêmes. De ce point de vue, il est assez dérisoire de vouloir contraindre les plateformes à agir en dehors de leur bon vouloir ce qui est assez problématique du point de vue de l’Etat de droit et des principes démocratiques.
Du reste, même lorsque les réseaux mainstream comme Facebook, YouTube ou Twitter décident de déplateformer des utilisateurs, très peu en réalité, pour cause de propagation de fausses informations, les plus radicaux d’entre eux trouvent rapidement refuge sur des réseaux sociaux alternatifs non modérés. Si pour l’heure, ces derniers restent relativement confidentiels, ils tendent de plus en plus à se banaliser dans les franges radicales et rien ne dit que ce « plafond de verre » résistera longtemps.
Propos recueillis par Thierry Bercault
(1) Les autres invités de la table-ronde sont Arnaud Wajdzik, directeur départemental en Loire-Atlantique chez Ouest France, et Nathalie Jusseaume, coordinatrice du Vlipp.
Bibliographie :
Julien Giry, « Les fake news comme concept de sciences sociales. Essai de cadrage à partir de quelques notions connexes : rumeurs, théories du complot, propagande et désinformation », Questions de communication, n°38, 2021.
Avec Antoine Hardy, Philippe Huneman, Jérôme Lamy et Arnaud Saint-Martin, « Panique morale à l’Elysée ! Retours sur le rapport de la commission Bronner », AOC Média, 19 janvier 2022. En ligne : https://aoc.media/analyse/2022/01/19/panique-morale-a-lelysee-sur-le-rapport-de-la-commission-bronner/
« Le complotisme est un processus social – Entretien avec Julien
Giry », Conseil National du
Numérique, 4 juin 2021. En ligne : https://cnnumerique.fr/le-complotisme-est-un-processus-social-entretien-avec-julien-giry
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