Vendredi 15 décembre, le sociologue spécialiste des médias Jean-Marie Charon est venu présenter au Médiacampus à Nantes les résultats d’une enquête qualitative menée auprès d’une centaine de journalistes de moins de 30 ans. Pendant près de 2 heures, il a essayé d’expliquer pourquoi 40% des jeunes journalistes quittent la profession au bout de 7 ans en se basant sur les témoignages recueillis dans son dernier livre « Jeunes journaliste, l’heure du doute ». Voici ce qu’il en ressort.
Les candidats à l’entrée dans les écoles de journalisme sont de plus en plus nombreux mais au bout de quelques années d’exercice de leur profession, la moitié sont désenchantés et vont se reconvertir dans d’autres métiers (communication, enseignement, marketing informatique). Comment expliquer ce paradoxe ?
Selon cette enquête, la grande majorité des jeunes journalistes interrogés partagent une même motivation. Ils veulent «se rendre utile» pour la société et donner au public des clés pour comprendre le monde. Ils ont envie d’ «aller sur le terrain», écouter les gens, apprendre, faire des «enquêtes longues» comme Florence Aubenas. Ils pensent pouvoir travailler en autonomie et c’est là où le bât blesse car ils sont vite confrontés à la dure réalité des médias.
Des promesses non tenues
Beaucoup sont déçus par l’intérêt du travail et par le comportement de leur hiérarchie. Ils sont souvent employés à des «tâches ingrates» : du desk plutôt que du reportage, de l’actualité chaude plutôt que de l’enquête, du travail à la chaîne avec des horaires à rallonge, du travail les week-ends ou jours fériés. Bref, ils ont le sentiment d’être des «variables d’ajustement», des «pions» à qui l’on confie des missions que les autres ne veulent pas remplir.
«Il existe un décalage avec leurs attentes et leur motivations. La promesse de départ n’est pas tenue.»
Jean-Marie Charon, sociologue
Ils déchantent aussi parce que leur hiérarchie les oblige à traiter les sujets avec des idées qui n’ont rien à voir avec la réalité ou sous un angle qui manque de hauteur de vue comme lors de la crise des gilets jaunes. Ils estiment que leurs patrons ne leur font «pas suffisamment confiance» quand ils ne les jugent pas «incompétents» notamment dans l’utilisation des outils numériques qu’ils maîtrisent beaucoup mieux qu’eux.
La précarité
Autre raison de leur fuite du métier : la précarité dans laquelle ils baignent dès leurs premiers stages en entreprise. 66% d’entre eux sont pigistes ou en CDD, selon les chiffres de la Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels (CCIJP) et la réalité est sans doute encore plus sombre selon Jean-Marie Charon car les chiffres ne prennent pas en compte ceux qui travaillent sous le statut d’auto-entrepreneur ou d’intermittent du spectacle.
Impossible pour eux de se projeter dans l’avenir, d’avoir une situation stable, d’accéder à un logement confortable et même d’avoir une vie privée car ils n’arrivent pas à se déconnecter de leur travail.
Les jeunes journalistes se plaignent de leurs rémunérations qui souvent ne dépassent guère le SMIC. Lorsqu’ils se comparent à leurs camarades qui se sont orientés vers d’autres secteurs et qui comme eux ont en poche un ou plusieurs Masters, ils s’estiment à juste titre dévalorisés. Parfois, ils sont obligés de compléter leurs revenus avec des jobs d’appoint dans la vente ou la restauration. Les femmes sont d’ailleurs les premières victimes de cette paupérisation car elles gagnent en moyenne 30% de moins que les homologues masculins.
« Ils vivent cette situation comme un vrai gâchis» résume Jean-Marie Charon.
Les discriminations en tout genre
S’ajoute à cette précarité, des discriminations mal vécues. Leurs rédacteurs en chef les écartent des reportages les plus intéressants parce qu’ils les trouvent trop jeunes, pas assez expérimentés. Ceux qui viennent des quartiers défavorisés sont souvent pris pour l‘ «arabe de service» ou «le black» et les filles doivent affronter des remarques sexistes du style «toi ma cocotte» ou «ma petite chérie».
Le burn out
Ces conditions de travail finissent par peser sur leur santé. Au cours de cette enquête, de nombreux journalistes ont avoué prendre des médicaments pour tenir le coup ou avoir fait l’objet de burn out, un phénomène très souvent incompris de leurs manageurs. Par exemple, certains ont reconnu avoir subi des remarques humiliantes à leur retour de 15 jours d’arrêt maladie, de type «Ça y est, tu t’es bien reposé» ou «Les vacances ont été bonnes, maintenant c’est fini».
La défiance du public
Ces jeunes journalistes vivent aussi très mal la défiance du public envers leur métier. Lors des manifestations, ils ont souvent pris pour cibles, sont traités de «valets du pouvoir ». Lorsqu’ils couvrent les faits divers et qu’ils cherchent à comprendre ce qui s’est passé, on les accuse de se comporter comme «des charognards».
Même en famille ou avec leurs copains, ils ont l’impression d’être incompris dans leurs missions d’information et finissent par ne plus parler de leur métier.
«Ils sont victimes du syndrome de l’imposteur», explique le sociologue, chercheur à l’EHESS, l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales.
Quelles solutions ?
Face à ce tableau que dresse l’enquête, quelles leçons peut-on tirer ? Que faut-il changer pour éviter cette hémorragie ? Revaloriser les salaires ? Revoir le modèle de l’alternance dans les écoles de journalisme qui les cantonne trop souvent dans des emplois à bon marché, peu gratifiant et sans accompagnement formateur ? Développer les «piges choisies» ou les «collectifs de journalistes» pour gagner un peu d’indépendance ? Mais à quel prix ? Préférer à une hiérarchie verticale un management bienveillant qui fasse confiance à ces jeunes journalistes, leur offre la possibilité de faire des enquêtes et d’évoluer professionnellement ?
Autant de questions qui méritent d’être réfléchies lors des prochaines Assises du journalisme qui se tiendront du 24 au 29 mars 2024 à Tours.
Texte et photos : Thierry Bercault