Le métier de documentariste vu par Cyrielle Raingou, primée au Festival des 3 continents

Montrer les méfaits de Boko Haram au Cameroun sans jamais voir le moindre terroriste. Raconter l’histoire du village de Kolofata sans commentaire et sans archive. Obtenir des témoignages poignants et des scènes plus vraies que vraies sans artifice. C’est le tour de force de la camerounaise Cyrielle Raingou qui signe son premier documentaire « Le spectre de Boko Haram ».

Son film vient de décocher la Montgolfière d’argent dimanche 3 décembre au Festival des 3 continents à Nantes après avoir obtenu le Tigre d’Or du festival de Rotterdam en février dernier. Comment la réalisatrice Cyrielle Raingou a-t-elle procédé pour réussir à se faire adopter et faire parler des gens méfiants ? Voici ses conseils que tout journaliste peut suivre dans la pratique de son métier.

Première leçon : ne pas compter son temps

     Cyrielle Raingou a commencé à s’intéresser au sujet en 2015 lors de sa première visite à Kolofata, petit village situé à la frontière entre le Nigéria et le Cameroun. Elle y est retournée de nombreuses fois entre 2017 et 2019 pour approfondir ses connaissances de la situation et pour tisser des liens de confiance avec les habitants.

   “Je n’étais pas pressée, explique-t-elle. C’est ça mon secret. Chaque fois que j’arrivais là-bas, la notion du temps s’arrêtait. J’étais complètement à leur écoute. Ça a fait toute la différence quand j’ai commencé à filmer.”

Deuxième leçon : se mettre à la bonne hauteur

     Pour rentrer dans la sphère intime des personnages interviewés et leur décrocher des confidences, la réalisatrice s’est mise à leur hauteur.

   “Quand j’ai débarqué dans ce village pour  la première fois,  les gens avaient une certaine appréhension. Tu es pris de haut et eux sont en bas. J’ai baissé le regard pour qu’on soit à la même hauteur. Avec les enfants, par exemple, je ne me suis pas approchée d’eux comme une adulte mais comme un enfant. J’allais jouer au football avec eux. Je mettais les habits traditionnels et je retroussais mon pagne pour courir.

Troisième leçon : observer avant de tourner

     Avant de sortir sa caméra, Cyrielle Raingou a passé beaucoup de temps à regarder la vie du village.

    “J’ai passé des moments à ne rien faire, juste à rester là, à les observer, à m’intéresser, à jouer avec les enfants, à discuter avec les femmes, à apprendre un peu plus qui ils étaient. Tout ce temps passé avec eux m’a permis de savoir ce qui revenait dans leur quotidien et ce qui allait former la narration. Si je m’étais mise à filmer dès le premier jour de mon arrivée, je n’aurais pas obtenu ce résultat.

Quatrième leçon : faire oublier la caméra

   “Quand je tournais à l’école, je me mettais dans un endroit où je pouvais m’effacer. J’ai travaillé avec une équipe réduite, moi à la caméra, un ingénieur du son et un assistant caméra.

Autre précaution pour garder le naturel : éviter les spots lumineux trop agressifs.

   “Le premier soir où j’ai filmé la nuit, j’ai installé la lumière. Mais ça m’ennuyait. Pour moi, ça ne reflétait pas la réalité. Ça ne me plaisait pas. Alors j’ai laissé tomber la lumière. J’ai utilisé leur éclairage : une simple lampe ou la lueur d’un feu de bois. Cette ambiance ajoutait de l’intensité émotionnelle à leurs paroles.”

Cinquième leçon : susciter les dialogues sans les mettre en scène

   Pour amorcer les dialogues, la réalisatrice a utilisé la technique des mots clés.

   “Tout ce temps passé avec eux m’a permis de savoir ce qui revenait dans leur quotidien et qui allait former la narration. Quand j’ai pris la caméra, je leur ai donné des mots clés. Par exemple, je leur demandais de me parler de l’école et je capturais leurs émotions sur des prises longues.

Cyrielle Raingou avait le souci de ne pas trahir leur pensée ni de leur dicter leur dialogue.

   “Chaque fois que je tournais, je leur disais : faites comme d’habitude. Ils se racontaient avec leurs propres mots et leurs propres gestuelles. Je me souviens d’avoir virer le premier traducteur parce qu’il passait son temps à couper les enfants, à leur dire que cette idée était stupide et qu’il fallait qu’ils la changent.

Sixième leçon : respecter la parole des personnes

   Pour obtenir des témoignages forts, comme par exemple la scène où une mère raconte à sa fille très jeune comment les terroristes de Boka Haram ont tué son père, la réalisatrice a du s’y reprendre à deux fois et être patiente.

   “La petite voulait comprendre ce qui s’était passé. Mais sa mère ne voulait pas en parler. Alors je leur ai demandé à toutes les deux de parler du père. La mère a commencé et après elle m’a dit : “Si je continue, elle va pleurer.” Et là, j’ai compris qu’elle s’adressait aussi à moi pour me dire qu’elle n’était pas prête à affronter cela émotionnellement. J’ai coupé la caméra et elle n’en a plus parlé pendant des années. Jusqu’au jour où je suis revenue au village et qu’elle a accepté de m’en parler. C’est la séquence que l’on peut voir à la fin du film.

     Pour Cyrielle Raingou, la confiance s’établit dans la durée mais aussi dans le respect de la dignité.

   “J’ai toujours travaillé avec les gens comme si c’était moi. Je ne les ai jamais forcés à faire ce qu’ils n’avaient pas envie. Je leur ai toujours dit que si quelque chose les gênait, il devait me le dire pour qu’on arrête si besoin.

Septième leçon : se documenter avant de partir

    Comme des journalistes qui enquêtent sur un sujet, la documentariste n’est pas partie sans s’imprégner du contexte et des enjeux.

   “Je suis partie sans a priori, après une approche sociologique et des recherches sur l’histoire et la situation politique et économique. Si je n’avais pas fait ces recherches, je serai revenue avec des images vides.”

Huitième leçon : définir son point de vue et s’y tenir

    En revanche, elle n’a pas cherché à atteindre l’objectivité journalistique. Elle le reconnait bien volontiers.

  “Si j’étais objective, j’aurais représenté toutes les parties, c’est-à-dire les terroristes. J’aurais essayé de présenter les faits. Je suis partie là-bas avec un parti pris. Je me suis mis du côté de la population avec des personnes résiliantes, fortes, qui rêvent et osent même quand il n’y a plus rien à espérer. C’est pour ça que j’ai réduit les terroristes au silence, à des fantômes qu’on ne voit pas. Ça, c’est très subjectif“, conclut-elle.

Texte et photo de Une : Thierry Bercault