Le 22 février dernier au Médiacampus de Nantes, le Club de la Presse Nantes Atlantique et Médiacités ont organisé leurs Etats Généraux de la Presse Indépendante après ceux de Paris, Bordeaux, Lyon et Marseille. L’occasion de rappeler les 59 propositions adressées aux parlementaires et d’enrichir le débat avec une salle comble. Près de 120 personnes sont venues écouter les interventions des journalistes de six médias locaux.
Premier constat : la presse indépendante est utile. Elle est le poil à gratter des pouvoirs politiques et économiques et sert notamment à dénoncer certaines dérives.
«On se paye le luxe de travailler nos sujets. On prend le temps de les gratter», reconnaît Julien Collinet, journaliste salarié à La Topette, le trimestriel angevin «populaire et indiscipliné» qui a notamment dénoncé les déplacements en jet privé de Christophe Béchu, le ministre de l’Environnement, ex-maire d’Angers et ex-Président du Conseil départemental du Maine-et-Loire.
«On est un contre-pouvoir de la presse locale», renchérit Ray Clid, l’un des dessinateurs de La Lettre à Lulu qui se définit comme «le sale gosse de la presse nantaise».
«On est aussi sérieux qu’irrévérencieux», admet Marie Coq, journaliste au Sans-Culotte, «le canard vendéen qui ne joue pas les fayots». Elle assure du reste «ne pas être tentée par l’autocensure».
«On fait peur»
Et ce n’est pas toujours facile de tenir tête aux pouvoirs locaux de quelques bords qu’ils soient.
«On fait peur», admet Marie Coq avant d’ajouter. «En Vendée, on n’a pas l’habitude d’être secoué. On nous dénigre. On se fait traiter de torchon en plein conseil municipal.»
Face à ce refus de coopérer, les journalistes du Sans-Culotte doivent donc trouver de nouveaux réseaux d’informateurs. «C’est fastidieux», reconnaît la journaliste «mais c’est indispensable».
Savoir résister aux pressions et être courageux sont des qualités nécessaires quand on se lance dans l’investigation.
«Il m’est arrivé de me retrouver face à face avec un élu que j’avais mis en cause», raconte Julien Collinet. «Ce n’est pas un moment agréable à passer.»
«Le plus scandaleux n’est pas forcément caché»
Pour enquêter, La Lettre à Lulu va beaucoup piocher dans les rapports officiels comme ceux de la Cour des Comptes qui examinent les budgets des collectivités locales.
«Le plus scandaleux n’est pas forcément caché», indique Ray Clid.
Cette presse libre a-t-elle un impact ? Oui si l’on en croit Médiacités qui publie chaque année un rapport d’impact.
«Nos meilleurs articles sont lus 100 000 fois», explique Jacques Trentseaux, le directeur de Médiacités. «Nos enquêtes ont donc une force de frappe qui va bien au delà de notre nombre d’abonnés. Elles ont le mérite de créer du débat».
Autre conséquence : elles font bouger les lignes.
«Nos articles sur la fortune de Kita, le patron du FC Nantes, ont révélé de l’évasion fiscale vers le Luxembourg et ils ont déclenché l’ouverture d’une enquête du parquet financier», poursuit Jacques Trenteseaux.
Même constat chez Splann, un média d’investigation en ligne basé à Guingamp qui met en accès gratuit ses informations.
Créer du débat et déclencher des actions en justice
«Nos enquêtes sont lues par 250 000 personnes. Nous avons obtenu en 2023 un prix des lanceurs d’alerte et notre enquête sur le danger des implants contraceptifs va déboucher sur une action en justice de 28 000 femmes victimes de Bayer, le fabricant de ces implants dangereux. Elles vont porter plainte auprès de l’Etat pour non assistance à personne en danger.»
Pierre-Yves Bulteau, l’un des cofondateurs de Splann
Quand des journalistes s’attaquent à des empires industriels ou des lobbies, ils subissent des menaces judiciaires et il faut être solide pour résister. Depuis sa création en 2016, Médiacités a fait l’objet de 20 procédures judiciaires. 9 procès ont été gagnés, 1 perdu et 10 autres sont en cours.
«Même lorsque l’on gagne en justice, on perd de l’argent car on n’est jamais remboursés entièrement des frais engagés», constate Jacques Trenteseaux. «En sept ans, nous avons dépensé 50 000 euros.»
«Notre premier salarié, c’était notre avocat. Rien que la première année, il nous a coûté 12 000 euros», complète Antony Torzec, le rédacteur en chef de l’antenne nantaise de Médiacités.
Les procédures-bâillons
Les procédures-bâillons, c’est-à-dire les actions en justice qui visent à faire taire les journalistes, sont dénoncées par la centaine de médias indépendants qui ont tenu leurs Etats-Généraux à Paris, Bordeaux, Lyon, Marseille et aujourd’hui à Nantes.
Enquêter coûte cher et nécessite une indépendance financière capable de résister aux pressions.
Chez Splann, chaque enquête coûte 32 000 euros. Le média, qui a le statut d’une ONG comme son parrain Disclose, réussit à en financer quatre par an grâce aux dons participatifs et aux partenariats avec d’autres médias plus puissants comme France 3, Mediapart, Reporterre ou le magazine Elle.
«Chez nous, il n’y ni actionnaires ni annonceurs et on refuse les subventions», affirme Pierre-Yves Bulteau, l’un des cofondateurs de la plateforme. Et il précise : «On a un conseil de surveillance qui fait attention à ce que un don ne dépasse pas 10% de notre budget.»
Le bon modèle économique ?
Les Autres Possibles non plus n’arrivent pas à équilibrer leur compte avec leur activité journalistique. La directrice de ce mensuel engagé et innovant qui défend le bio et le circuit court à Nantes, Marie Bertin, l’avoue :
On a été obligés de se diversifier dans l’édition, l’éducation aux médias et des prestations extérieures pour continuer à exister car chaque numéro coûte 14 000 euros et les ventes n’en rapportent que 9 000.
Marie Bertin, directrice des Autres Possibles
Alors quel est le bon modèle pour assurer son autonomie ? Faut-il suivre l’exemple de Radio Prun, la radio universitaire nantaise, qui emploie 250 bénévoles et vit essentiellement de subventions publiques ? Pas certain si l’on regarde ce qui s’est passé à Brest ou le sous-préfet à coupé des subventions à Radio U Canal Ti Zef.
Le bouche à oreille
Il existe bien des aides à la presse pour défendre le pluralisme et la modernisation mais la presse indépendante n’en bénéficie pas. Un fonds a bien été créé en 2019 pour aider la presse libre (le FPL) mais en 5 ans il n’a versé que 500 000 euros à 28 médias indépendants, une somme ridicule comparée aux 110 millions d’aide directes et au 150 millions d’aides indirectes versés en 2022 par l’Etat.
Le meilleur système pour aider cette presse indépendante à survivre, c’est finalement la contribution des citoyens engagés.
«Abonnez-vous», lance à la salle Jacques Trenteseaux. «Parlez-en autour de vous. Faites marcher le bouche à oreille. Soyez acteurs? »
La distribution, nerf de la guerre
Un autre maillon essentiel, c’est la distribution des journaux.
Chez Topette, ce sont les deux journalistes permanents qui vont déposer eux-mêmes les 5 500 exemplaires dans les 200 points de vente du Maine-et-Loire (librairies, cafés, maison de la presse…).
«Nos vendeurs sont devenus nos meilleurs ambassadeurs. Ils recommandent le journal à leurs client et les mettent bien en vue sur leur caisses», indique Julien Collinet.
Après avoir essayé cette méthode, Sans Culotte est finalement passé par des prestataires de service pour se consacrer à leur cœur de métier mais le résultat n’est pas satisfaisant.
«On a failli crever avec les déboires de Presstalis qui nous prenait 30% de commission sur nos ventes», explique Marie Coq. «Aujourd’hui, on a pris un distributeur indépendant mais on est mal livrés et le patron est injoignable. Il vit en Espagne et je perds mon temps à lui courir après pour réclamer.»
La distribution c’est le nerf de la guerre. On peut faire les plus belles enquêtes du monde, si elles ne sont pas distribuées, elles ne servent à rien.
Marie Coq, journaliste au Sans-Culotte
Les algorithmes en question
Quand aux médias en ligne comme Médiacités, ils sont dépendants des algorithmes des Gafas.
«Ce sont les Google et Facebook qui choisissent de relayer nos articles», pointe Jacques Trentesaux. «On ne connaît par la recette de leurs algorithmes. C’est assez pervers comme système. On ne peut pas leur faire confiance.»
Mais le plus inquiétant, c’est la crise des vocations chez les journalistes. Comme l’a souligné Jacques Trenteseaux, le nombre de cartes de presse accordées par la CCIJP (Commission de la Carte d’Identité des Journalistes Professionnels) ne cesse de diminuer et, au bout de 7 ans, la moitié des jeunes journalistes changent de profession. L’explication tient en un mot : la précarité. Les premières victimes sont les pigistes, ces journalistes qui sont payés à la ligne et qui sont les premiers licenciés lorsqu’il y a un plan de restructuration.
«Les pigistes fantassins de l’information»
Parmi les 59 propositions formulées par les Etats Généraux de la Presse Indépendante figure la revalorisation des tarifs de la pige : 70 euros le feuillet au lieu de 53 actuellement.
«Les pigistes sont le fer de lance de l’investigation», estime Pierre-Yves Bulteau. «On essaye de bien les payer et de les associer à notre rédaction.»
«On a besoin de ces fantassins de l’information», complète Jacques Trentesaux. «Sans eux, on risque de créer des déserts d’information, des trous noirs démocratiques. Il faut savoir qu’entre 2009 et 2019, 108 agences locales d’information ont disparues.»
Pour Vanessa Ripoche, journaliste à Ouest France et élue au bureau national du SNJ, le principal syndicat des journalistes, «il faut se battre pour que les journalistes soient payés en salaire et non pas en factures ou en droits d’auteur moins protecteurs».
Garantir une juste rémunération aux journalistes, assurer leur indépendance éditoriale et financière, lutter contre la concentration de médias et les procédures baillons. Les sujets qui préoccupent les piliers de l’information ne manquent pas. Il suffit d’aller voir leur manifeste, les 59 propositions des Etats Généraux.
Thierry Bercault